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Il régnait au cœur du temple une lumière argentée, éblouissante, due à la transparence bleutée du dôme de cristal. La beauté des décorations murales stupéfia tout le monde. Des fresques réalistes ou stylisées représentaient les exploits des Titans, depuis la fondation de l’Empire atlante jusqu’à certains événements récents, comme la lutte qu’ils avaient menée contre un cyclone géant, quelques dizaines d’années plus tôt, sauvant ainsi leur cité de la destruction.
Anéa dut faire un violent effort de volonté pour masquer son trouble lorsqu’elle reconnut la structure à double spirale qu’elle avait devinée dans l’esprit grand ouvert de son compagnon, la nuit précédente. Protégée par un écran mental, elle parvint à adresser un sourire à sa sœur qui lui tenait affectueusement la main.
Ashertari, qui occupait les fonctions de grande prêtresse de Raâ, s’avança d’abord au centre de la vaste mosaïque en forme d’étoile à sept branches. Elle leva les bras et déclara d’une voix forte :
— Les dieux sont bons, qui m’ont permis de retrouver une sœur à qui je voue une affection si profonde. Une sœur et un frère, qui sont aussi les demi-dieux vivants à qui nous devons notre puissance et notre richesse. Ce temple que nous leur dédions aujourd’hui sera pour nous le symbole de leur présence permanente, même lorsqu’ils seront repartis pour leur lointaine cité de Poséidonia. Car Thartesse fait aussi partie du monde atlante, comme toutes les colonies que l’Empire a créées de par le monde. Un monde qui sera un jour unifié, lorsque la lumière de l’Esprit aura touché ces peuplades qui hantent encore les terres de l’intérieur.
Selon le rite, les Titans devaient s’avancer ensuite au centre de l’étoile. Astyan échangea un long regard avec Anéa, puis leurs mains se joignirent et ils pénétrèrent jusqu’au centre de l’enceinte heptagonale.
Ashertari s’écarta, sortit de l’étoile, et rejoignit son compagnon. Saïth adressa alors un signe discret à un grand prêtre. L’instant d’après un voile de lumière verte ruissela au cœur du temple, isolant les Titans derrière une muraille d’énergie. Anéa et Astyan marquèrent un instant de surprise.
— Qu’est-ce que cela signifie ? hurla Anéa.
Ashertari éclata d’un rire strident.
— Cela signifie que vous êtes tombés dans le piège, ma chère sœur.
— Quel piège ? De quoi parles-tu ?
— C’est simple. Vous allez disparaître. Définitivement !
Astyan s’avança vers elle, à la limite de la muraille verte, et constata que ses Braves, suivant ses instructions, s’étaient déjà dispersés au sein de la foule fascinée par l’événement. Il remarqua que déjà des gardes les cherchaient des yeux. Afin de donner le change, il tenta de franchir la barrière translucide. Sans succès. Une force inouïe le rejeta en arrière. Anéa se précipita pour le relever, tandis qu’Ashertari laissait exploser sa joie.
— J’exige que tu t’expliques, cria Anéa, qui soutenait Astyan, étourdi par le choc.
— Mais bien sûr, ma chère sœur. Ma petite sœur chérie, insista l’autre, tandis qu’un rictus de haine pure déformait ses traits.
L’assemblée des dignitaires thartessiens ne bronchait pas, comme si elle était préparée à la scène. Ashertari se tourna vers Saïth et ajouta :
— Je vous présente Ophius, qui est le vrai nom de mon compagnon. Ophius, le dieu nouveau qui va étendre sa puissance sur le monde.
Saïth s’avança et déclara :
— Il y a trop longtemps que les Titans règnent sur cette planète. Trop longtemps qu’ils se basent sur une fausse croyance pour étouffer la nature profonde de l’être humain. L’Amour universel n’est qu’une illusion : l’homme doit évoluer, non par l’amour, mais par la force. Ainsi le veut la loi de la nature. Le fort domine le faible.
— C’est faux ! hurla Anéa. Tout homme a droit à la vie et au respect. Le fort doit aider le faible ; c’est en cela qu’il mérite le nom d’être humain. Sinon, il restera au niveau de l’animal.
— Silence ! tonna Ophius. Vous n’avez rien compris. Vous n’êtes déjà plus rien. L’homme a droit à la connaissance absolue ; ainsi pourra-t-il s’élever au niveau des dieux et conquérir l’univers.
— Et comment vous y prendrez-vous ? demanda doucement Astyan en se relevant.
— Grâce à ces manipulations génétiques que vous avez interdites, nous avons créé des races de sous-êtres, des hybrides d’humains, qui nous permettront d’envahir et de soumettre l’Empire atlante. Mais ce n’est qu’une première étape. En ce moment même, nos frères s’apprêtent à supprimer de manière définitive tous les autres Titans.
— C’est stupide ! Même si vous nous tuez, vous ne pourrez empêcher notre réincarnation. Nous vous combattrons de nouveau, clama Anéa.
L’autre éclata d’un rire sonore et écarta les bras pour présenter le temple.
— Tu n’as pas compris. Regarde au-dessus de toi : cette structure fait appel à des lois qui défient la science elle-même. Car il fallait vous frapper au niveau même de votre existence spirituelle. Si vous mourez à l’intérieur du vortex créé par cette double hélice, vous serez à jamais enfermés dans un tourbillon immatériel, un univers de douleur qui vous interdira de vous réincarner pour toujours. Ou peut-être dans très longtemps, en ayant perdu tous vos pouvoirs.
— C’est monstrueux ! Vous ne pouvez faire cela !
Astyan ne bronchait pas. L’orgueil émanant du personnage dépassait l’imagination. Il représentait tout ce que l’âme des humains recelait de plus sombre et de plus pervers. Soudain il lui demanda :
— Mais comment êtes-vous parvenus à acquérir des pouvoirs identiques aux nôtres ? Et toi, Ophius, d’où viens-tu ?
L’autre l’observa, puis expliqua avec complaisance :
— Je suis le jumeau de Quetzal, qui règne sur Antilla. Un accident de la nature. Vous vous souvenez sans doute de ce vieux savant, Drasko, qui refusait vos interdits ? C’est lui qui m’a élevé, après m’avoir fait enlever dès ma naissance, voici maintenant soixante ans. Nul ne s’est douté que Quetzal avait eu un frère jumeau, pas même sa propre mère. Les savants dissidents pensaient qu’un tel double pourrait posséder, à l’état latent, les mêmes pouvoirs que les Titans. Ils m’ont aidé à les développer, et ils ont modifié la forme de mon visage, afin de ne pas éveiller de soupçons. Depuis, nous avons procédé par clonage pour obtenir d’autres Titans. Ainsi sont nés nos autres frères, Baâl, Taenghu, Eris, Khali et les autres. Onze divinités issues de vous, qui bientôt régneront sur les royaumes de l’Atlantide, sous le nom de Géants.
« Seule Ashertari est née de manière naturelle, tout comme moi. Nous n’avons pu l’enlever à sa naissance, car notre mouvement n’était pas encore assez puissant à Poséidonia. Mais je connaissais la haine qu’elle éprouvait envers vous. Alors après la dispute violente qui l’a opposée à vous il y a dix ans, je suis allé la chercher, et elle est devenue ma compagne. Sa haine l’a rapprochée de moi. Mais vous avez pu constater de quelle manière elle sait aussi jouer la comédie de l’amour.
— Et tu crois pouvoir soumettre ainsi les Atlantes ? riposta Astyan.
L’autre ricana.
— En ce moment même, nos flottes font route vers les capitales de vos royaumes. Privés de leurs dieux protecteurs, les Atlantes ne pourront rien contre notre toute-puissance. Alors se lèvera l’aube d’un monde nouveau. Grâce à la génétique, nous créerons peu à peu une race nouvelle, en stérilisant dans un premier temps tous les individus présentant des tares ; puis nous accouplerons les hommes et les femmes les plus puissants, les plus résistants, les plus intelligents. L’humanité pourra enfin se développer, et évoluer vers un état supérieur. Nous peuplerons les terres intérieures, après avoir supprimé les hordes sauvages qui y vivent. Nous les anéantirons, ou bien nous en ferons des esclaves. Car nous aurons besoin de main-d’œuvre pour défricher et cultiver le sol, pour construire de nouvelles cités. Dans quelques siècles, le monde entier sera soumis à notre puissance, avec une société hiérarchisée, où régnera un ordre absolu. Un monde entièrement soumis aux dieux qui l’auront fait naître. Nous, les dieux du Serpent, les Géants, qui bientôt effaceront des mémoires le nom même des Titans.
— Les Atlantes vous combattront, clama Anéa. Ils n’accepteront jamais un monde aussi injuste que celui que tu décris.
— Ma chère Anéa, connais-tu si mal les hommes ? Ignorerais-tu l’appât du pouvoir et de la richesse ? Pourquoi crois-tu que ceux qui se rebellaient contre votre autorité absolue étaient avant tout des hommes riches, comme Palarkos ? Le pouvoir ne connaît pas de limites. Chez certains, même, il suscite des excès de zèle. C’est ainsi que ce Palarkos n’a pas attendu mes ordres pour lancer une campagne contre vous. Il a voulu sensibiliser les Poséidoniens trop tôt – or, il ne fallait pas que vous soupçonniez quoi que ce fût. Cet imbécile a failli tout compromettre. Nous avons été contraints de l’éliminer d’une manière radicale. Mais nous redoutions également que vous découvriez le secret de ce temple qui devait vous accueillir, sur le plateau de Fa’ankys. Nous avons été obligés de le détruire, en essayant dans le même temps de vous faire disparaître. Cela a échoué, mais ce n’était que partie remise. Aujourd’hui vous êtes là, à notre merci. J’aurais eu plaisir à vous combattre physiquement, mais vous êtes réellement trop dangereux, et je ne puis me permettre de prendre un tel risque. Alors vous allez disparaître. Et nous aurons la joie d’assister à votre anéantissement.
Il écarta les bras et tonna :
— Que ma volonté s’accomplisse !
Astyan saisit la main d’Anéa. Ophius-Saïth adressa un nouveau signal au grand prêtre ; l’instant d’après, un panneau situé dans la voûte dévoila une sphère de cuivre.
— De la foudre en boule ! murmura Astyan.
Ashertari hurla :
— Adieu, ma chère sœur !
Il y eut un éclair d’une violence inouïe. Pendant quelques instants, l’assistance, aveuglée, ne distingua plus rien. Malgré leur concentration mentale, Ashertari et Ophius ne purent rien voir. Un grondement terrifiant fit trembler le temple sur ses bases. Des hurlements de terreur s’élevèrent et il y eut des mouvements de foule.
— Que signifie… commença Ophius.
Enfin la lumière aveuglante se dissipa, dévoilant une fumée résiduelle, tandis qu’une odeur de chair brûlée empuantissait l’atmosphère. Ashertari se précipita à l’intérieur de l’enceinte de l’étoile à sept branches. Au centre, sous la structure étrange, ne subsistaient plus que deux tas de cendres ayant vaguement la forme d’êtres humains. Alors elle laissa éclater un cri de victoire.
— Ils sont morts ! Ils sont morts ! Nous avons triomphé !
Ophius la rappela à la réalité.
— Comment se fait-il que le barrage d’énergie ait disparu ?
En effet, la barrière verte s’était évanouie dans le néant d’une manière inexplicable.
— Qu’importe ! Ils ont tenté de lutter. Ils ont uni leur puissance pour résister à la foudre en boule. Mais elle a été plus rapide qu’eux ! Aucun être, fût-il un demi-dieu, n’aurait la force de vaincre la puissance de l’éclair.
Cependant la résistance des Titans avait ébranlé les fondations du temple. Déjà les murailles vacillaient sur leurs bases. Ophius saisit la main d’Ashertari.
— Viens ! Il faut sortir, sinon nous allons être ensevelis sous les décombres de ce temple.
Un mouvement de panique s’empara de la foule qui se précipita vers les sept sorties, situées à l’extrémité de chaque branche de l’édifice heptagonal. Écartant sans ménagement les prêtres et les grands dignitaires, Ashertari et Ophius se frayèrent un chemin. Il n’était que temps : dans un grondement effroyable, le dôme de cristal et la structure létale s’effondrèrent sur la foule demeurant encore à l’intérieur. Des hurlements de douleur et d’agonie montèrent des entrailles de l’édifice. Les survivants fuyaient de toutes parts ; le vieux roi Arganthos fut piétiné sans comprendre ce qui lui arrivait.
Parvenus à l’extérieur, Ophius retint Ashertari par le bras et lui montra le port.
— Regarde !
Au loin, par-delà les digues de protection, se livrait un furieux combat naval.